2009
En France comme à l’étranger, on connaît les Fables. Ce n’est souvent qu’un souvenir scolaire. Les Contes et Nouvelles seront une agréable découverte. Il faut ajouter “grivois” pour bien marquer la différence, en éveillant une curiosité légitime.
Réputés “licencieux”, ils mettent en jeu l’amour et le désir, l’attente, la possession délicieuse, les chagrins, le dépit, la jalousie, l’humiliation etc. en soixante-dix récits. Les sujets ont fait leurs preuves souvent depuis l’Antiquité, mais La Fontaine “les accommode à sa guise”.
Quels regrets de n’en pouvoir jouer que cinq dans ce programme !
Pour surmonter les interdits et les normes d’une société contraignante – la société catholique sous Louis XIV, dont certaines normes existent encore largement de nos jours – ce sont la ruse, la malice, les efforts déployés pour consommer “l’acte amoureux” qui forment le noeud de l’intrigue.
Les victimes sont souvent des représentants du pouvoir et de l’ordre social, particulièrement les maris, ceux qui se donnent pour “légitimes” et honorables extérieurement. La Fontaine situe toujours ses personnages dans la hiérarchie sociale. Cette insistance élargit la volonté provocatrice des anecdotes.
Rien d’innocent dans ces contes, chaque détail ajoute une plus-value pernicieuse aux récits.
Cette fonction “déstabilisatrice”, ces transgressions des convenances par la sexualité et la caricature sociale bénéficient d’un langage de la plus grande élégance comme de la plus grande concision. C’est le langage poétique qui ménage la pudeur tout en stimulant l’imagination.
Ex : “… somme que l’herbe en fut encore froissée”. Une “politesse” à laquelle La Fontaine tenait tant…
On ne pourra s’empêcher de comparer avec la provocation sexuelle ou scatologique obligatoire de nos jours, qui perd toute fonction déstabilisatrice et devient une agression systématique donc banale. Certains récits sont dépendants de détails de la vie passée, c’est l’occasion de savourer ces retours en arrière… et les progrès d’aujourd’hui. Regretterons-nous la servante, héroïne directe ou indirecte de toute galanterie ? Ou les interdits qui prolongeaient le temps du désir et donnaient de la valeur aux occasions rares ?
Nous nous étonnerons aussi de l’optimisme masculin de La Fontaine sur l’appétit sexuel de la femme, quand nous réfléchissons à la condition féminine d’autrefois. Les grossesses n’entamaient donc pas l’ardeur des survivantes… ?
Nous nous interrogerons aussi sur l’ambiguïté des textes écrits contre La Fontaine, qui laissent transparaître une délectation trouble à l’évocation du scandale et des péchés… que nous ne manquerons pas d’utiliser…
Le choix de quelques contes dans un corpus aussi divertissant ne s’est pas fait sans regret. En complicité avec La Fontaine, nous sommes partagés entre deux “exercices” favorables à la marionnette :
I – La Courtisane amoureuse
II – La Servante justifiée
III – Le Poirier enchanté (extrait de « la Gageure des trois commères »)
IV – Le Jouvenceau déguisé en servante (extrait de la Gageure des trois commères)
V- Joconde
Le premier et le dernier conte exigent une imagerie somptueuse, ce sont des contes “de Cour” :
La Courtisane amoureuse, intimiste, préfigure les jeux de mépris et de domination qu’on trouvera plus tard dans les Liaisons dangereuses ou La Vénus à la fourrure ; le désir est exacerbé par le refus et la froideur de l’amant, et de la chambre :
“il fait froid, je suis nu ;
délacez vous vous-même” ;
L’amoureuse Constance tranche avec un poignard les broderies coûteuses de sa robe… Ultime sacrifice expiatoire. Tout le récit installe la tension d’un plaisir différé, mais d’autant plus triomphant. Le dialogue entre le beau Camille et l’orgueilleuse Constance mérite des plans rapprochés, c’est-à-dire une dimension de personnages proches de la taille humaine. C’est un des contes les plus optimistes sur le sentiment amoureux triomphant des préjugés sociaux.
Joconde est un conte que j’appellerais “panoramique”, dans lequel les possibilités d’extension du décor permettront de figurer la Cour du Roi, le trajet jusqu’au château provincial de Joconde, la chambre de Joconde et sa jeune épouse, le retour au Palais, et l’errance de Joconde jusqu’au cabinet secret où s’ébattent la Reine et le nain. Il y a par ailleurs de magnifiques scènes de cour à établir, en puisant dans La Coupe enchantée ou La Dispute de beaux yeux et belle bouche pour reconstituer les ambiances de conversations licencieuses et un peu décadentes suggérées par La Fontaine. C’est un conte désabusé, voire nihiliste au sujet de l’amour et du lien conjugal.
On y gagne une thérapie brève des tourments de la jalousie… Une trousse de secours “anti-jalousie”, “anti-dépression” (pour citer Fred Vargas), ultime cadeau de La Fontaine aux lecteurs et spectateurs de ses Contes et Nouvelles.
Ces deux contes seront l’occasion d’une profusion textile, entre citations des modes XVIe – XVIIe et extravagance ornementales.
La Servante justifiée, et les deux extraits de La Gageure des trois commères, que nous intitulons Le Poirier enchanté et Le Jouvenceau déguisé en servante, forment des variations sur le “cocuage”, d’origines plus anciennes et plus populaires.
La marionnette est dans l’exercice de la farce. On y aborde pourtant plusieurs situations troubles, ou qui posent question au delà de la simple gauloiserie :
Dans La Servante justifiée, le cynisme masculin s’exerce aux dépends d’une délicieuse et crédule épouse. Les naïfs sont toujours perdants, thème récurent chez La Fontaine.
L’exhibitionnisme du couple épouse/valet, qui s’ébattent (rapidement ?) sous les yeux du mari voyeur qui croit (?) au sortilège du poirier au point de remonter vérifier, cependant que s’échangent dénégations et commentaires sur la vision supposée, mais réelle.
Et dans Le Jouvenceau déguisé en servante, on s’interrogera avec La Fontaine sur l’ambiguïté sexuelle du mari, attiré par une nouvelle servante qui est en réalité un jeune homme…
Comme dans nos précédents spectacles, nous adaptons par coupes uniquement. On préservera l’essentiel de l’écriture, grâce à la présence des manipulateurs dévots, qui pourront porter le texte narratif, l’introduction, les commentaires ou conclusions tout en s’en indignant. Cependant, l’adaptation théâtrale est facilitée parce que tous ces contes sont en partie dialogués à l’intérieur de la narration en vers.
Enfin, rajoutons que les situations sont faciles à comprendre. Si ce n’était servir la beauté de la langue de La Fontaine, on pourrait presque les jouer sans texte, ce qui nous donne la plus grande confiance sur l’accueil d’un public mal à l’aise avec le parler du XVIIe, en France comme à l’étranger.
Il nous paraît important cependant de dire, faire sonner, voire proférer ces beaux textes, parfois avec l’aide de la musique, pour rendre hommage à leur élégance et à leur universalité.
« Il s’agit d’une culture de la forme qui recouvre les forces élémentaires, et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement. »
(Cioran, à propos de la culture française)