Ateliers pédagogiques / actions culturelles et désir de spectacle vivant
Remise en question
Une anecdote apparemment anodine, racontée brièvement à l’issue d’une projection par le réalisateur Jean-Marie Montangerand apporte de l’eau à un soupçon, devenu conviction au fil des ans.
J.M. Montangerand me pardonnera de m’en être emparée, en tirant la couverture à moi.
Il faut d’abord prendre connaissance de la création et surtout du documentaire dont l’Opéra Kalîla wa Dimna a fait l’objet:
Rien de mieux que l’article suivant dont je me permets de citer quelques extraits :
« Les yeux de la parole »
- Documentaire, France, 2018, de David Daurier et Jean-Marie Montangerand
- Dans Hommes & Migrations 2018/4 (n° 1323), pages 208 à 209
« C’est (le conte ancien) Kalîla wa Dimna que le compositeur palestinien Moneim Adwan a voulu adapter en opéra pour le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence…
Les réalisateurs David Daurier et Jean-Marie Montangerand ont entrepris de filmer la création de cet opéra unique en son genre. L’opéra Kalîla wa Dimna est, en effet, interprété par des chanteurs et musiciens venus de différents rivages orientaux de la Méditerranée : Maroc, Tunisie, Palestine, Liban, Turquie. … Mais les réalisateurs du film documentaire Les yeux de la parole n’en sont pas restés là. Ils ont choisi de mettre face-à-face des moments de la création de l’opéra Kalîla wa Dimna et des ateliers pédagogiques organisés dans un collège de la banlieue aixoise autour du livre Kalîla wa Dimna et son adaptation pour la scène.… Issue d’un quartier populaire de la banlieue d’Aix-en-Provence, la classe de collège est évidemment le reflet de la diversité culturelle et ethnique de la France d’aujourd’hui, et c’est là la grande force du dispositif documentaire du film Les yeux de la parole….
Jusque là, rien de plus « vertueux » et réussi dans notre paysage culturel français que cette création et ce documentaire.
Succès de l’Opéra en 2017 et diffusion très appréciée du documentaire, qui a reçu un bel accueil pour son approche sociétale.
J’assiste moi-même à une présentation du documentaire « Les yeux de la parole » fin novembre 2019, à Lyon, en amont de la célébration de la Francophonie qui aura lieu fin 2020 en Tunisie.
Et voilà le point :
Lors de l’échange qui suivit, Jean-Marie Montangerand précise que le jeune chanteur interprète du rôle emblématique du poète Chatraba, Jean Chahid, 21 ans, est issu de la STAR AKADEMIA arabe, et par là une vedette déjà très connue au Liban, voire au-delà. C’est vérifiable sur Internet.
Rien d’anormal, puisqu’au Moyen Orient, pas de fracture culturelle entre les musiques traditionnelles, le show bizz et le classique…
Superbe voix, physique sympathique et séduisant, musculature révélée par les tee-shirts des répétitions dans la chaleur provençale, la caméra avait déjà effleuré un moment de forte impression sur les collégiens et collégiennes de cette personnalité en voix de « starisation ».
Pour élargir et compléter la diffusion de leur documentaire, les deux réalisateurs ont demandé à Jean Chahid si son agent, au Liban, pouvait les aider à diffuser ce film. (Premier « opéra » arabe mis en valeur à Aix-en-Provence, avec Jean Chahid dans le rôle positif du poète, et sa bonne place dans les répétitions et les échanges pédagogiques, etc..)
Réponse négative de l’agent : il craignait que ce genre de documents nuise à l’image de Jean Chahid, pour sa futur carrière. En tout cas, cela ne lui paraissait pas pertinent d’en porter la promotion…
Cette réponse est instructive. Elle montre à quel point il y a incompatibilité entre séduction artistique et image de l’artiste « fragilisé » en répétition, puis « démystifié » en pédagogue…
Elle résume mes soupçons sur le rôle désenchanteur des actions culturelles.
Ce côté « désenchanteur », « démystificateur » fait paradoxalement partie de la démarche de démocratisation culturelle, puisqu’il s’agit de mettre la création à portée de tout un chacun… un artiste dort en nous, et peut se révéler grâce à une action culturelle ou une rencontre, un atelier, qui rééquilibre les disparités scolaires, familiales et sociales, et éveille l’individu à lui-même, etc.
Depuis deux ou trois décennies, ces actions sont d’autant plus encouragées que leurs thématiques sont sociétales, à l’image des programmations majoritaires dans le réseau culturel.
On connait par ailleurs l’admiration du public, lorsque l’artiste devenu star ou vedette se réclame d’un milieu défavorisé, duquel il(elle) s’est échappé(e), pour apparaître dans une position économique et sociale qui souligne la distance parcourue. C’est cette échappée qui fait « RÊVER » ! Mais ce n’est qu’après consolidation de son image qu’une vedette y ajoute l’aura attendrissante d’un passé modeste ou d’une enfance malheureuse…
Les artistes intervenant dans les ateliers scolaires n’en sont pas là !
Ils sont motivés chaleureux, compétents, dynamiques, mais ils ne font pas « rêver » car on peut rarement les admirer en tant qu’artistes à part entière.
Qu’on ne détourne pas mes propos : les actions culturelles sont indispensables pour rééquilibrer les inégalités sociales devant la culture, et compléter l’enseignement et l’éducation… J’insiste seulement sur le fait qu’il ne faut pas compter sur elles pour stimuler le désir de spectacle.
Des statistiques l’ont déjà mesuré au sujet des écoles de musique, et du théâtre amateur, qui n’alimentent ni concerts ni théâtres en spectateurs ou auditeurs.
Le théâtre, le concert, l’opéra, restent pour beaucoup une affaire de scolaires et d’enseignants… Quant aux artistes, malgré une adhésion volontariste au départ, ils osent maintenant en souligner le rôle castrateur (exemple récent d’Irina Brook, quittant le théâtre de Nice au milieu de son deuxième mandat «[…] De me consacrer à la dimension sociale de ma mission m’a enlevé ma créativité… »).
Bien-sûr, connaissant depuis 40 ans les arguments opposables, je salue tous les cas particuliers d’impacts positifs grâce à des actions culturelles bien menées, avec plus ou moins de budget, lieux consacrés à portée de métro ou de bus, intervenants charismatiques et dévoués, « rendus » éblouissants sous les flashs des familles… Exemples réconfortants dans les colloques sur la culture populaire, et dans les bilans d’activités de toutes nos structures, mais est-ce que cela amène du monde dans une salle de spectacle ?
Soyons lucides : je parle de la société en général, telle que je la perçois depuis une modeste commune « périphérique » ou « semi-rurale », où l’idée de culture a déserté la majorité de la population, livrée à d’autres médias rutilants (et ce, malgré las efforts concrets d’élus exceptionnels et d’artistes militants qui n’arrivent à offrir qu’une culture sans grands moyens).
Désertion à un point que notre ministère, et tous ceux qui inventent des directives d’actions culturelles – et leurs évaluations ! – ne peuvent imaginer…
L’image laborieuse de l’artiste de décentralisation culturelle passe au filtre vertueux du « partage ». Pour cela, il se simplifie, et simplifie sa démarche, puis il doit justifier et sa compétence et son utilité.
Or pour remplir ces missions d’urgence citoyenne – ouvrir à la culture et aux pratiques culturelles – il faut de la crédibilité. Ce sont les conditions de cette crédibilité qui viennent d’évoluer considérablement, passant, qu’on le veuille ou non, par une notion d’image.
Les mesures d’Education Populaire, pensées avec idéalisme contre « les images dominantes », confiaient aux artistes de porter une haute image de la culture.
Les politiques culturelles qui se réitèrent, année après année, laissent les artistes démunis devant les formatages actuels de nos publics scolaires ou « familiaux ».
Comment négocier avec « l’instinctif » populaire pour tenir nos multiples rôles ?
Comment déployer un nouveau panache ?
Les disparités budgétaires et stratégiques du paysage culturel accentuent le sentiment d’impuissance et d’inégalité des fantassins de la décentralisation… qui épaulent une Education Nationale très souvent désinvolte à leur égard.
Une création artistique séduisante (et déontologique, cela va sans dire) ne doit-elle pas précéder les propositions pédagogiques ? alors que l’inverse est en train de se généraliser.
Avant d’alimenter des esprits saturés et somnolents, il faudrait susciter l’appétit… en imaginant qu’on puisse redonner aux artistes les moyens et surtout l’occasion de proposer des menus croustillants, salés, sucrés, mais sans salades inutiles.
La leçon de cuisine ne remplace pas le repas gastronomique !
(Métaphore dans le goût du jour, l’œnologie et la gastronomie deviennent une des cultures dominantes.)
Janvier 2020 – Emilie Valantin