Interview d’Emilie Valantin pendant le confinement
Interview d’Emilie Valantin
pour Auvergne-Rhône-Alpes Spectacle Vivant
Avril 2020
1 – Votre nom ? Emilie VALANTIN
2 – Votre métier ? marionnettiste
3 – Votre structure ? Compagnie Emilie Valantin LE TEIL 07400
1 – L’épisode que nous vivons (confinement, mise en sommeil des liens sociaux traditionnels, arrêt des spectacles et de la vie culturelle et artistique…) a-t-il exercé sur vous de la sidération ?
Non ! parce que le sentiment d’être dans l’épidémie n’est pas arrivé violemment. Pas comme le tremblement de terre du Teil, ou des bombardements (que j’ai vécus dans mon enfance)…
Je dirais même que j’ai accueilli le confinement avec pragmatisme : le lundi matin, je suis passée dans les ateliers de la Compagnie pour remplir la voiture de tout ce que je pouvais pour continuer à préparer la suitE : trois personnages déjà sur leurs grandes structures et tout le tissu prévu pour leurs costumes, la machine à coudre bien-sûr, et un mini outillage…
La vielle à roue, avec des exercices et des partitions négligées depuis longtemps…
C’était plus dur pour tous les comédiens de la Compagnie qui avaient justement de belles programmations en avril, mai, juin, et des ateliers à finaliser… Jean Sclavis va peut-être pouvoir jouer en soliste, en plein air, dans le théâtre romain d’Alba-la-Romaine. Il ne contaminera pas ses marionnettes, et réciproquement.
Annulations, voire reports hypothétiques sont tombés sur nous peu à peu…donnant, hélas, encore plus de soucis à l’administration… très vaillante heureusement !
En fait, cet arrêt, brusque du point de vue historique, mais pas si soudain que ça vécu au jour le jour, m’apparut comme la conséquence de méfaits et d’erreurs que nous supportions et dénoncions depuis longtemps, avec bien d’autres… Beaucoup d’entre-nous étaient démoralisés et résignés, soumis de toute façon donc en souffrance…
Tous les rouages de la machine étaient emballés, y compris dans la culture. Alors, dès le début, la perspective d’une bonne occasion de remise à plat a été une option optimiste. Une consolation, l’orage qui éclate enfin.
La seule ombre à cette expectative a été et reste la pensée des amis demandeurs d’asile, des sans-papiers, dans des difficultés sans nom encore ballotés pour plus longtemps encore…
2 – Comment réinventez-vous votre organisation ? Qu’avez-vous mis en place pour rester en lien avec l’extérieur ?
Beaucoup de problèmes, comme tout le monde, mais… j’ai une formidable équipe à l’administration, qui veille au grain, comme les circonstances le permettent, sur un reste de trésorerie, pour l’instant.
Tous les comédiens de la Compagnie bénéficient, bien que quelques fois à minima, du système de l’intermittence.
Repoussant les problèmes suspendus à des décisions à venir, je respecte le confinement au-delà des recommandations, tant il m’offre un retrait « sabbatique » dont je rêvais depuis… 45 ans ! Pas de problème pour rester en lien avec l’extérieur à notre époque. Je lis ou j’écoute les grandes réflexions de tout le monde, et je lance des bouteilles à la mer, des coups de dés amusants.
3 – Comment rester créatif en période de confinement ?
Pas de problème ! au contraire !, j’avais même anticipé la fermeture des librairies et des magasins de bricolage.
Surtout le confinement a repoussé un peu certaines tracasseries administratives, qui elles, nuisent vraiment à la créativité !
4 – La crise sanitaire actuelle va-t-elle vous amener à « révolutionner » votre approche du monde ?
Je ne suis pas sûre d’avoir une « approche du monde » !
Je le vois toujours par le petit bout de la lorgnette, par l’anecdote et le détail, quitte à être très influençable sur leur interprétation dans un premier temps. Avec le recul, je fais des « rétablissements » d’opinion personnelle, qui deviennent des convictions.
Je vais donc continuer à « suivre les péripéties » qui nous sont « contées » mais cette fois-ci, la pandémie apporte des éléments indiscutables à la critique du « too big » dans le monde économique et avec encore plus d’indignation, dans le monde culturel…
Une anecdote : Récemment, des réunions prévues pour résoudre certains problèmes de la Compagnie ont été annulées au profit de concertations plus « urgentes » dont une grosse structure culturelle de la Région… À chaque annulation assez préjudiciable, je pensais à cette phrase, que je cite de mémoire, d’un économiste américain des années 1930 : « Quand quelque chose ne va pas, c’est qu’il y a quelque chose de trop gros quelque part… ».
Si je reprends la question, cette crise sanitaire me confirme dans le refus viscéral, bien antérieur, du « trop gros » et le désir de persévérer, voire réinventer dans le plus petit, comme mon choix professionnel l’induit.
A interroger la place, le rôle de la culture ?
Si je reste sur mes impressions et observations récurrent « d’avant », je suis devenue pessimiste sur la place de la culture.
Peut-être qu’à force d’en entendre parler ces derniers temps comme « indispensable », les gens vont peut-être en demander ?…
et ne pas considérer la culture comme juste bonne pour leurs enfants en âge scolaire !…
En tout cas, telle qu’orchestrée officiellement par un volontarisme vertueux, alors qu’elle doit survivre à la toxicité esthétique générée par des millions de dollars, il faudra de la lucidité, puis du courage politique pour tenter un rééquilibrage… tout en corrigeant ses effets pervers sur la désaffection populaire.
(Je m’explique : je pense que les actions culturelles peuvent avoir un effet négatif sur le désir de spectacle vivant dans la société… je le constate et réfléchis là-dessus, la polémique est ouverte…)
Cela se traduit-il dans votre création ?
Alors que j’étais très insolente, et caustique dans la première partie de mon parcours, je suis devenue plus académique, toujours par esprit de contradiction, parce que personne n’osait plus le faire !
Le « décalé », la provocation, comme le sociétal contemporain sont devenus des exercices convenus, ou « obligés » donc « familiers ».
Par ailleurs, on constate que les nouvelles générations auraient besoin de repères avant d’apprécier le décalé, le mutin, le transgressif…
Il faut pouvoir comparer, tout simplement !
C’est là-dessus que nous avons travaillé, en faisant fi des modes, avec sincérité et sans être toujours compris.
Il faut écouter ce que disent les gens qui vont peu, ou pas du tout au théâtre ! Il faut « cueillir » leur curiosité, tout en respectant leur attente, à partir d’une idée du Théâtre, un affectif culturel fort, qui n’est pas ridicule, et qui nous demande de l’humilité et du savoir-faire, pour ne pas les décevoir.
Surtout, ne pas créer pour la seule approbation de notre milieu !
Cette réflexion va-t-elle être caduque ? Le sens de notre création, car maintenant je passe le flambeau à Jean Sclavis, va-t-il changer ? Il me semble qu’on avait anticipé, sans être écoutés… alors ne pas se cramponner.
Tout créateur, tout artiste est fait pour essayer, évoluer.
Pensez-vous que cette crise va changer les pratiques culturelles ?
J’hésite entre la prévision de deux comportements : un ras-le-bol des écrans pour une quête du spectacle ou concert« vivant », et une addiction encore plus majoritaire et définitive aux écrans…
Peut-être les deux vont coexister, selon les générations, et l’appartenance sociale, comme précédemment, mais de façon plus définitive.
Quelles sont vos principales craintes à l’issue de cette situation ?
(bien-sûr, je m’abstiens de considérations économiques, sous-entendues)
1) Que ne reviennent pas les mot « compliqué » et « procrastination » dont la période d’avant l’épidémie, si chaotique, avait justifié l’usage constant pour l’un, et la fréquentation inédite pour l’autre…
2) Je crains qu’avec la précarité, le règne du « moche » marchand qui nous a désensibilisés peu à peu, que des modes ont orchestré, bref, je crains que le goût volontaire du moche (je ne parle pas du laid, c’est quelque chose de différent) continue sur nos plateaux et dans nos actions culturelles, au nom du convivial et du spontané. (Je travaille sur ce sujet, qui va me valoir des insultes… mais c’est en lien avec la désaffection des publics populaires pour « la culture ».)
3) J’ai beaucoup aimé une interview de David Lescot dans Libé du 29 avril 2020, au sujet de l’évolution récente de son désir de retour au répertoire suggérant une pause dans le « contemporain » de « juste avant ». Effectivement, il y a des sujets sociétaux qui viennent de prendre un coup de vieux ! Il faut que le temps passe à nouveau… Même si ces problématiques, hélas perdurent, le Coronavirus les a enterrées, et nous nous sommes mis à désirer relire des textes plus anciens. Y-aurait-il inconsciemment un lien avec le passé et ses épidémies sans cesse présentes, même tacitement dans toutes les œuvres jusqu’au début du XXe siècle ?
Je ne parle pas des œuvres sur les épidémies et les quarantaines, et les enfermements ou « déconfinements » historiques… une mine !
… qui sera en concurrence avec les œuvres à venir : choléra contre coronavirus !
Un espoir de voir les récits d’aujourd’hui accéder à l’intemporel ?…
La crainte du pire dans le registre « compassionnel » et directement social ?…
4) Je crains que le « too big » reprenne tranquillement, ainsi que l’évènementiel, et le tourisme de masse… mais aussi le « trop gros » de notre paysage culturel, qui nous a fait parfois compter les euros inutiles sur un plateau trop grand, dans une salle trop grande aux gradins infinis, etc.
5) Que les artistes, notamment des petites compagnies, soient encore uniquement les roues de secours de l’Education Nationale et du secteur social…
Vos espoirs
1° Que ma proposition concrète d’expérimenter à nouveau le théâtre de marionnette d’extérieur dans une commune, un quartier, ou en itinérance, puisse être menée quelque part.
Cela implique une exigence qui éviterait les erreurs du passé, et utiliserait ses atouts :
– Petite jauge, plein air (ou lieu abrité), présence sur rendez-vous fixes dans le calendrier et un lieu, ou en itinérance.
– Familiarisation ou initiation au théâtre pour ceux qui n’iront jamais dans une salle, mais suivront leurs enfants au détour d’une allée, sans tomber sur de l’enfantin niais ou vulgaire.
Séquences littéraires courtes et renouvelées, esthétiques impeccables, collaborations musicales, et ateliers participatifs plus spontanés…etc…qui dit mieux?
cette proposition de « culture » est basée sur une familiarisation et des retrouvailles, sur de la création de mémoire collective.plutôt que sur des rencontres éphémères, ce qui n’exclut pas la surprise des renouvellements de répertoire , ou des invitations à d’autres artistes.
2° Que, pour cela, nous ayons l’occasion, avant de nous arrêter en tant que compagnie « historique », de transmettre des fondamentaux de constructions et d’interprétation, avec un renouveau d’exigences littéraires, donc esthétiques. J’ai développé ce sujet, soupçonnée de ringardise, à plusieurs occasions, mais dans le futur proche, sous la menace du retour des épidémies, est-ce une mauvaise idée ?
3° Qu’on rééquilibre ateliers / création professionnelle / diffusion avec des moyens pour créer des petites formes, adaptées, la tête haute.
Nous acceptons d’être des fantassins de la culture, sans uniforme, mais avec panache et boutons dorés !
4° Sans oublier, si le « tout écran » règne, que notre profession de marionnettistes puisse s’y glisser avec des réalisations de qualité, donc pas en parent pauvre ! Option envisageable par beaucoup, avec compétence.
Si le corona persiste, les grosses productions théâtrales seront filmées comme les matchs … pourquoi pas ?
Moi j’aimerais que les marionnettes remplacent quelques fois les comédiens dans les documentaires « de fiction historique ». Les marionnettes pourraient être plus ressemblantes aux personnages évoqués. Il n’y aurait pas de hiatus entre la chair humaine, des gestes trop modernes, et les éléments peints ou figés de l’architecture, des monuments, dans les évocations du passé, etc.
5° Que le spectacle vivant (pas seulement celui du secteur privé), multiple dans sa diversité d’esthétiques et sa diversité régionale, soit plus présent sur les chaînes du Service Public, et pas seulement sur les sites ou les réseaux sociaux. Bonnes captations et créations spécifiques, bien d’accord !
Un vrai décloisonnement artistique s’imposerait, entre télévision, cinéma et spectacle vivant, pour notre visibilité, et pour le lien avec les publics.
Une nouvelle chaîne pourrait être créée à cet effet pour cette mission de mixité artistique, à explorer avec plus de conviction que par le passé…
Corollairement, qu’un projet de production audiovisuelle ne soit pas un parcours du combattant en pays ennemi, pour les créateurs venus du spectacle vivant !
5 – Comment imaginez-vous le secteur du spectacle vivant après la crise ?
Cette question revient un peu à la question précédente sur les craintes parce que nous sommes réservés voire pessimistes…
Jean Sclavis, co directeur de la Compagnie, pense que si le corona disparaît vite, rien ne changera (de plus, après cette épreuve pourtant courte , nous aurons moins de moyens encore…)/
Si le corona persiste, les choses ont des chances de changer davantage, (pas forcément en mieux, pour les équipes indépendantes).
Bien que nous ne manquions pas de créations adaptées à un contexte d’épidémie, nous avons surtout des appréhensions économiques pour pouvoir les jouer… Nos conventions collectives devront évoluer aussi.en fonction de nouveaux fonctionnements et par principe de réalité, vu la situation économique qui s’annonce…
Faudra-t-il « lisser » un peu plus les indemnités Assédic au nom de la solidarité ? (Autre sujet qui fâche, bien que j’ai prudemment employé le mot « lisser » qui ne veut pas dire baisser le plafond par exemple !…)
– Encore moins de diffusion, car difficile à gérer, et plus de collaboration avec l’Education nationale. J’imagine que les grosses structures et leurs artistes associés vont réduire leurs formats et leurs jauges, comme pour leurs tournées itinérantes, avec force de frappe en médiation, communication et moyens techniques. Elles seront diffusées dans les territoires, en priorité sur les compagnies indépendantes, qui « rameront » et assureront les ateliers… Cela va être le Far-West…
Les articles écrits avec talent, lucidité mais beaucoup de flou, sur le thème de « Jamais plus ça », « on n’en peut plus de la culture marchande », etc. pendant le confinement se termineront en colloques, séminaires, formations diverses, groupes de travail, commissions, avec suivi, voire participation du Ministère et d’un tas d’autres organismes. Mais après ?
Il n’y a pas 36 manières de s’adresser au public. Ou on joue pour lui (donc au compte goutte) ou on l’invite à jouer à son tour… par ateliers et « partage ». Cependant, les moyens, les lieux et le nombre de chaque côté du plateau, font la différence donc variations infinies… à chiffrer.
Les vrais changements (d’espaces par exemple) seront trop chers, sauf corona persistant qui obligerait à vraiment tout repenser. En revanche, les monuments et musées ont toutes leurs chances ainsi que bien d’autres espaces, comme les parkings, déjà explorés par le théâtre de rue.
Les « maisons d’artistes » rêvées par certains, ce sera trop cher, trop utopique, contrairement aux Micro folies, par exemples. Sauf volonté d’un élu, ou d’un collectif en milieu rural, pas chauffé l’hiver…
En fait, je ne suis pas clairvoyante sur l’avenir et pourtant. Toujours à contre-mode, je continue les costumes les plus soignés pour un Hamlet, qui , peut-être, sera vu un jour… Par quelques personnes à la fois !
Dix personnages pour deux interprètes… c’est jouable ?
Ma citation, pour aider à vivre le confinement, les contraintes, je la trouve dans Montaigne :
« quand la nécessité me tire, j’aime à lâcher la volonté… »
mais je la pratique un jour sur deux… Aujourd’hui, c’était un jour sans relâche !
et puis ma photo, avec des personnages en cours de costumage…